Marée verte et blanche
rideau
vote alger 1962

En Casbah, la marée verte et blanche a tout recouvert : les chaussées, les murs, les balcons, les toits. Elle déferle de terrasse en terrasse, dégringole les escaliers, dévale les ruelles en pente, bat de son ressac les bureaux de vote qui semblent autant de rochers émergés, également verts et blancs.
De minuscules enfants verts et blancs portent de gigantesques drapeaux verts et blancs plus hauts qu'eux. Des jeunes filles en vert et blanc avancent en rangs serrés, au milieu d'une foule où dominent les femmes voilées de blanc et les enfants coiffés de vert sous des affiches bordées de vert et blanc exaltant l'indépendance verte et blanche.
Rue de la Lyre, toutes les échoppes, tous les cafés ouverts, grouillants de monde, sont devenus autant de boites à musique nichées au creux des arcades et jouant des hymnes patriotiques. Dans une petite école transformée en centre électoral, les Algériens votent massivement sous la protection de policiers auxiliaires en kaki qui arborent eux aussi, à la boutonnière, un insigne vert et blanc.
Bab-el-Oued n'est qu'une petite mare grise dans une immense mer de vagues vertes et d'écume blanche. Il ne reste plus là que quelques dizaines de petits blancs euro­péens, car les autres sont partis en France. Ceux-là ont pour la plupart décidé de rester sur leur terre natale. Ils votent, aujour­d'hui, à l'école de filles de la rue de Norman­die qui n'a pas été aussi sévèrement touchée que celle de la rue Lelièvre, mais qui a tout de même reçu, il y a quelques jours, sa bonne dose du plastic de l'O.A.S.

Le centre électoral installé à l'école de la rue Barnave, tout près de la rue Michelet, est le plus important des quatre-vingts mis en place dans neuf quartiers européens. Le président, le vice-président et les deux assesseurs, tous Européens, occupent leur place avec dignité. La file d'électeurs est silencieuse et morne. Là, le vote oui est celui de la résignation devant le fait accompli : en sortant du bureau de vote, nous voyons se déployer, rue Michelet, dans ce qui fut le coeur de l'Algérie française, le premier drapeau algérien.
Le drapeau est très grand et très beau, tout neuf, tout fait de satin et brodé de soie. Un jeune Algérien, vêtu d'un bleu de chauffe rapiécé, tient fièrement la hampe de l'em­blème, en même temps que le guidon de son scooter. L'Algérien est pauvre, le drapeau est riche.
L'homme, le scooter et le drapeau ont passé lentement devant le café du Coq-Hardi, puis devant la Brasserie des Facultés, puis devant l'Otomalic, faisant taire, sur leur passage, les conversations des prome­neurs. Après le cinéma au coin du Chemin de la Solidarité, le scootériste freine son allure, moins parce que la pente se raidit que pour mieux savourer la joie de cette symbolique reconquête. Sur le trottoir, un vieil Algérien se met à pleurer, et, entre deux larmes de joie, il traduit son émotion par une seule exclamation :      Ah, ce putain de chiffon !                                                     

20 heures. C'est l'heure où se termine le vote de l'indépendance. La fête à la méditerranéenne éclate, en tous les points de la ville, en une formidable explosion. Le couvercle d'une gigantesque chaudière, sous pression depuis sept ans, saute d'un seul coup.
Dans le ciel scintillant de lampions, déchiré par les clameurs et les youyous des femmes, toute la ville soulevée, ébranlée, remuée, secouée, semble sortir de ses gonds. Un monde va changer de base, et ceux-là qui n'étaient rien seront, sinon tout, du moins quelque chose. Ils sont là cinq cent mille, huit cent mille peut-être. Ils se sont emparés du sol de la cité, comme d'un bien retrouvé, comme d'une piste à leur mesure, gigantesque, pour le spectacle qu'ils vont se donner à eux-mêmes.
Ils sont tous là, hommes en uniforme et en civil, femmes voilées ou dévoilées, jeunes filles en cheveux ou en calots, jeunes gens en costume ou en blue-jeans, marmots piaillant dans les jupes de leurs mères ou paradant eux aussi en vert et blanc. Ils sont présents, ils occupent le terrain, ils courent dans tous les sens, sans but apparent, comme à la poursuite de leurs propres cris.
Ils hurlent à perdre haleine, toujours plus fort Vive l'Algérie et F.L.N. vainqueur ! Ils soufflent dans des sifflets, des trompettes, voire des cornes de bélier, claquent des mains, esquissent un pas de gigue, prennent d'assaut, à grand renfort de prouesses acrobatiques et au péril de leur vie, les camions qui passent et repassent, drapeaux claquant au vent. Ils grimpent sur les marchepieds des voitures, s'entassent sur les toits, s'agrippent sur les malles arrière en grappes compactes, battent la mesure sur les pare-chocs et sur les portières du plat de la main, puis de la paume, puis du poing, et à force de frapper en cadence transforment les carrosseries en une tôle véritablement ondulée.
C'est le défilé de tout un peuple innom­brable, débordant, impétueux, criant, rythmant, scandant, chantant et dansant son indépendance, tendant les bras, brandissant ses emblèmes, enflant sa voix et sa joie, lançant à la volée ses paquets de bonheur, accrochant à toutes les fenêtres sa fierté avec ses drapeaux.
 Les vagues d'un fleuve humain submergent places, rues et ruelles remplies jusqu'à ras bord, inondées jusqu'aux trottoirs. Un courant irrésistible enveloppe tout, emporte tout et entraîne dans le mouvement tout ce qui pouvait se croire immobile. Il faut que tout bouge, tout crie, tout manifeste, tout acclame la révolution triomphante et la patrie trouvée. Le délire durera cinq jours et cinq nuits.
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